Soft Armor

Garance Früh

4 février — 24 avril 2023


Visuel de l'exposition "Soft Armor".

« […] l’amour répond avec fureur, maniant le paradoxe érotique en guise d’arme1 » — Anne Carson

Cela commence par la tombée d’un gant. Un doigt se glisse ensuite sous le bord des épaulières, dont il défait les attaches avant qu’elles ne touchent le sol. Un casque est enlevé et délicatement rangé dans un coin avant que l’effeuillage ne se poursuive. Un ruban de cheveux est doucement tiré de son support et accroché à un crochet en saillie. La cuirasse est soulevée au-dessus de la tête avant d’embrasser le mur, gardant les traces d’un torse parfaitement dessiné. Les genouillères et les coudières se dispersent dans l’espace tandis que la dernière couche, la seconde peau, cicatrisée et ornée, est tendue sur la fenêtre, tout à la fois dissimulant et révélant. Une armure, molle, est désarticulée et disséminée dans l’espace. La puissance se transforme en douceur tout en dégageant sa force.

En rendant les systèmes virils dociles et impuissants, Garance Früh questionne les dichotomies entre protection et défense, entre vulnérabilité et agressivité. Du titre de l’exposition aux sculptures elles-mêmes, des associations surréalistes spontanées qui évoquent nécessairement des sensations (d’empathie ? de répulsion ? de désir ?) sont ici en jeu2. Son travail est une provocation, car elle assemble des objets et des matériaux pour incarner la contradiction.

Les équipements sportifs, les jouets et les accessoires enfantins sont déconstruits, refaits, moulés, transformés et assemblés, confondant ce qui est fragile avec ce qui ne l’est pas. L’érotisme est toujours au rendez-vous. Dans Coquille, une coquille de protection est inversée, bercée et accompagnée d’accessoires ludiques. Quant à Tendre, le pied d’une table d’enfant en plastique est recréé en céramique chromée, monté, droit, sur le mur, mais agrémenté de petits détails qui brouillent les éléments de divers organes génitaux. Une carapace aux muscles saillants devient limpide (Soft Armor4), un vêtement étriqué se déguise en tapis d’éveil défiguré (Sans titre), et un gant offre une fleur à son·sa spectateur·trice (L’Attraper et l’éclore). Les choix de matériaux, de formes et de surfaces sont étroitement liés au corps. Et le prisme teinté de rose à travers lequel nous percevons tout cela est moins celui de l’optimisme que celui de la régression et du désir. Car « si la mignonnerie est un “domaine de régulation érotique […] qui offre une ‘protection’ contre la violence et l’exploitation”, il est clair qu’elle est aussi un moyen de faire ressortir cette sexualité5. »

Au-delà des tactiques humaines, Garance Früh s’inspire des mécanismes de défense et du symbolisme d’autres espèces, notamment d’une célèbre plante carnivore, la Dionée (Venus flytrap). Attirant ses proies par sa forme et sa capacité à mimer les parfums de fleurs inoffensives, cette plante passive devient active une fois stimulée. Avec son aspect connoté et son nom évocateur, empruntés à la déesse de l’amour et de la beauté, cette plante symbolise l’érotisme comme pouvoir⁵, une idée clé pour comprendre le travail de Garance Früh. Avec la teinte qui remplit l’espace et le voile diaphane tendu sur la fenêtre, c’est comme si nous étions dans l’antre de la bête – à la fois son stimulant et sa proie.

La protection par le « cute », par l’adoucissement, par le mimétisme et par la défense sont au cœur de « Soft Armor ». En discutant de l’exposition avec Garance Früh, nous en sommes arrivées à l’expression française « se faire violence » – une expression qui traduit grossièrement l’idée d’agir contre ses désirs afin de faire ce qui est le mieux pour soi. La préservation ne devrait-elle pas l’emporter sur la violence ? Surtout lorsqu’il s’agit de ses propres désirs et besoins ? « Soft Armor » peut être considérée comme l’antithèse de cette expression, dans la mesure où elle met en scène un démantèlement nécessaire des systèmes dans lesquels la violence et la suppression du désir ont prévalu.

Peut-être qu’un extrait du poème Un Chant d’amour de Jean Genet aurait pu résumer de manière éloquente ce que nous vivons à travers l’œuvre de Garance Früh :

Cette forme est de rose et vous garde si pur.
Conservez-la. Le soir déjà vous développe
Et vous m’apparaissez (ôtées toutes vos robes)
Enroulé dans vos draps ou debout contre un mur
⁶.

La rose (la couleur et la forme), la protection, la pureté (innocence ? régression ?), l’érotisme, le dévoilement, l’effeuillage, l’enveloppement, le mur : quatre lignes qui nous font voyager à travers le désir, la vulnérabilité et le pouvoir. Un voyage qui n’est pas très éloigné de celui vécu dans l’exposition.

Katia Porro

[1] Armure molle 
[2] Anne Carson, Eros the Bittersweet, Princeton University Press, 2014.  
[3] Lucy Lippard, « Eccentric Abstraction », dans Changing essays in art criticism, E.P. Dutton & Co., 1971. 
[4] Lori Merish, « Cuteness and Commodity Aesthetics » dans Documents of Contemporary Art: The Cute, ed. Sianne Ngai, Whitechapel Gallery, 2022.
[5] Audre Lorde, « Uses of the Erotic: Erotic as Power », dans The Master’s Tools Will Never Dismantle The Master’s House, Penguin Classics, 2018.
[6] Jean Genet,  « Un Chant d’Amour », dans Le condamné à mort et autres poèmes, Gallimard, 1999.


​Garance Früh :

Dans la pratique de Garance Früh, le corps est envisagé comme un lieu de résistance et de docilité. Ses sculptures et installations questionnent les forces sociales, intimes et érotiques affectant ce dernier. Pour démanteler ces mécanismes, elle défait les objets qui semblent protéger, stimuler ou contraindre, tout en imaginant une reconfiguration du corps et de ses fonctions. L’érotisme englobe ses œuvres dans leurs textures et leurs finitions. S’y ajoutent des éléments doux ou souples à l’esthétique « cute », créant ainsi au sein des formes des tensions entre pouvoir et désir, entre soumission et domination.

Son exposition personnelle « Soft Armor » plonge ainsi le·la spectateur·trice au sein d’un système démantelé où la puissance se transforme en douceur, tout en dégageant sa force.

Garance Früh est née en France en 1992. Elle a été diplômée de la Gerrit Rietveld Academie d’Amsterdam en 2018 et de l’ENSAPC de Cergy en 2020. Elle a récemment exposé son travail à Forde (Genève) ; IVECO NU (Noisy-le-Sec) ; et BQ Berlin.

L’exposition « Soft Armor » a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec Moly-Sabata Résidence d’artistes/Fondation Albert Gleizes.