Skeleton Architecture

Leonor Parda, Aliha Thalien

14 octobre — 16 décembre 2022


La poésie semble parfois inaccessible, les pensées et les émotions complexes se résumant à des fragments obscurs et codés. Pourtant, la difficulté poétique1 n’empêche pas nécessairement que le·la lecteur·trice soit touché·e par l’intention de l’auteur·trice, quelque chose qui va au-delà de la forme et s’élabore au travers de la sensation. Dans le contexte de cette exposition, le poétique doit être compris comme vital, quelle que soit sa difficulté. « La poésie n’est pas que rêve et vision ; elle est [le squelette architectural]2 de nos existences. Elle pose les fondations des changements futurs, elle jette un pont par-dessus notre peur de l’inconnu3 » écrivait Audre Lorde, à qui nous avons emprunté le titre, dans La Poésie n’est pas un luxe. Qu’il s’agisse de poésie exprimée par le langage ou par la forme, les œuvres de Leonor Parda et Aliha Thalien créent un paysage fluctuant, laissant le·la spectateur·trice face au pathos comme à l’inconnu.

Des textures contradictoires de chagrin, de résilience, de colère, d’injustice, de peur, d’épuisement, de pouvoir et de vulnérabilité résonnent dans ce paysage. Ces émotions, qui font l’objet de négociations constantes, fournissent un plan – ou un squelette architectural – pour lire les œuvres en question. En effet, bien que les pratiques respectives de Leonor Parda et d’Aliha Thalien aient pour origine des problématiques tantôt semblables, tantôt éloignées, il existe une dimension émotionnelle et poétique qui enveloppe chacun de leurs travaux. Et une certaine urgence qui transperce les formes présentes. 

Si la poésie est au cœur du dialogue entre leurs œuvres, elle est loin de l’image du vers à la métrique calculée, écrit délicatement à la plume. Elle est tranchante et s’exprime à travers diverses techniques de découpages et de compositions automatiques, le texte dans sa forme physique devenant presque secondaire – illisible ou même absent dès le départ – mais se manifestant par le son, ou se révélant dans la matière. Image Manquante (Aliha Thalien, 2022), un cut-up à peine lisible de textes gravés à la hâte dans le métal, évoque une communauté matrifocale des Caraïbes dont l’artiste est originaire, racontant la « splendeur épuisante » qu’est la « naissance au monde »4. Le besoin d’exprimer les fardeaux héréditaires est ainsi ressenti dans une écriture presque indéchiffrable. Dans la vidéo de Leonor Parda (Um gosto metálico por baixo da lingua, [un goût métallique sous la langue] 2022), un cut-up d’images est porté par la voix de l’artiste, tel un flux de conscience – l’artiste ayant comme rituel le fait de marcher la nuit en enregistrant sa voix, avant de retranscrire plus tard ses pensées. « Entre passion et poison », pour reprendre ses mots, qui évoquent l’oscillation du film entre désir, fantasme et cauchemar. Le langage et la forme servent ainsi de prismes à travers lesquels digérer les traumatismes, qu’ils soient individuels, familiaux ou communautaires. 

« J’ai lu que les traumatismes sont toujours au présent. Le corps unit le passé avec le présent. Comme la politique radicale, le corps ne connaît pas de gradation. Il y a la sécurité et il y a le danger. Il y a l’intérieur et l’extérieur, l’ami·e et l’ennemi·e, rester sur place ou fuir. Je suis soit au bord de l’agoraphobie – je pense – soit au bord de l’éveil spirituel5 ». Ces mots de Dodie Bellamy résonnent fortement avec ce qui est en négociation dans les œuvres exposées. Une envie de pointer le traumatisme au présent, une révélation du passé par le présent, une danse sur le fil entre le combat et la fuite. L’impératif de l’ici et maintenant se ressent dans les mots prononcés, écrits et invisibles, comme dans les matériaux solides et pourtant fragiles employés (béton, résine…). 

L’espace est alors hanté par une figure ambiguë. Une figure qui nourrit, qui est opprimée, qui est désirée, qui domine, qui effraie. Une figure à la fois protectrice et occulte, que l’on ressent par son absence. Dans les œuvres d’Aliha Thalien, une réconciliation avec son récit personnel s’exprime à travers des éléments issus de l’espace intime – un cadre en résine, évoquant celui d’un portrait de famille, qui encapsule des objets rappelant directement le corps (préservatif, chewing-gum) tout en prenant la forme d’un paravent (Protection par Avant, 2022). Tandis que dans les œuvres de Leonor Parda, les images d’idoles et de rituels s’entremêlent à des formes qui rappellent les pratiques sadomasochistes. La peur, le désir et la protection sont ainsi entremêlés, mais « la peur de [la figure] archaïque se révèle être essentiellement la peur de [son] pouvoir générateur6 ». 

Ce qui reste peut-être à défaire, c’est le titre de l’exposition. « Skeleton Architecture » est à considérer en relation directe avec la première itération de l’exposition présentée à Maus Hábitos à Porto, « Visions of Demons » [visions de démons]. « La poésie n’est pas que rêve et vision ; elle est [le squelette architectural] de nos existences » pour citer à nouveau Lorde. Car si la première version de l’exposition présentait des visions de récits personnels obsédants, dans sa forme actuelle ces dernières se sont incarnées davantage. Les œuvres font des aller-retours entre les intérieurs des espaces domestiques et les lieux de culte ; entre les architectures physiques du quotidien et une dimension métaphysique qui transcende tous ces espaces. Et bien que le mot « squelette » évoque peut-être une structure dépourvue de son corps, c’est aussi cette structure-même, cette structure cruciale, qui nous donne la force de lutter et, ainsi, d’avancer. 

[1] D’après l’idée de « difficulté poétique » telle qu’évoquée dans Jennifer Doyle, Hold It Against Me: Difficulty and Emotion in Contemporary Art, Duke University Press, 2013, p. xxi.
[2] Dans la traduction originale du texte, le terme « colonne vertébrale » est employé, remplacé ici par « squelette architectural » pour faire écho à notre titre anglais « Skeleton Architecture ».
[3] Audre Lorde, La Poésie n’est pas un luxe, dans Sister Outsider : Essais et propos d’Audre Lorde, Mamelis, 2003, p. 35.

[4] Extraits du texte de l’œuvre.
[5] Dodie Bellamy, When the Sick Rule the World, Semiotext(e), 2015, quatrième de couverture.
[6] Pour éviter d’employer un terme genré, le terme « mère archaïque » a été remplacé par « la figure archaïque ». Julia Kristeva, Power of Horrors, dans Barbara Creed, The Monstruous Feminine: Film, Feminism, Psychoanalysis, Routledge, 1993, p. 16. Traduit de l’anglais : « Fear of the archaic mother turns out to be essentially fear of her generative power ». 


La pratique de Leonor Parda (née en 1986 au Portugal) évoque celle d’une DJ qui remixe des éléments autobiographiques dans des sonorités résolument punk et dansantes. Ses installations naissent d’assemblages de matériaux récupérés et d’objets personnels, dans une esthétique de bricolage DIY précaire et assumée. Les images, mises en dialogue dans des frises photographiques ou de courtes vidéos, sont souvent floues, sur- ou sous-exposées, tel un commentaire sur le décalage permanent dans lequel nos corps en mouvement et en résistance semblent se trouver. Si l’utilisation récurrente du béton paraît comme une tentative d’attraper et de retenir pour quelques instants le temps qui fuit, ses environnements évoquent inlassablement un mouvement passé ou à venir. Ils sont traversés d’une rage et d’une fureur de vivre, d’une soif irrésistible d’embrasser la vie toute entière, avec ses côtés joyeux autant que désespérants et mélancoliques.

Aliha Thalien (née en 1994 en France) fait de son vécu la matière première de ses films et installations. Elle transpose le récit autobiographique dans des espaces fictionnels et oniriques, interrogeant ainsi les limites d’une sincérité mise à nu et en scène. C’est dans les frottements qui s’opèrent entre l’intime et le public, entre l’exceptionnel et le trivial, entre le singulier et le commun que naît la possibilité d’une mise à distance critique, d’un questionnement de nos libertés d’être et de se mouvoir. Dans les films d’Aliha Thalien, les espaces en bordure se révèlent être des endroits des possibles et de la rencontre. En faisant se télescoper les espaces de la fiction et celui – plus réel ? plus concret ? – du lieu d’exposition, elle crée un va-et-vient entre le champ et le hors-champ, évoquant autant le visible que le caché et l’inénarrable.

L’exposition « Skeleton Architecture » est la restitution de la Résidence Croisée Porto / Clermont-Ferrand en partenariat avec Artistes en résidence (FR), Saco Azul (PT) et Maus Hábitos (PT). Elle fait suite à une première manifestation intitulée « Visions of Demons » présentée à Maus Hábitos (Porto) du 4 août au 4 septembre 2022. 

L’exposition se tient dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022 mise en œuvre par l’Institut Français pour la partie française.

En Résonance de la Biennale d’art contemporain de Lyon.