Gramática de las ausencias / Grammaire des absences

Noé Martínez

7 juin — 28 juillet 2018


À travers l’histoire de l’ethnographie, grâce à des voyages de terrain et la consultation d’archives, l’artiste Noé Martínez (Mexique, 1986) propose des œuvres qui offrent une réflexion sur l’histoire à travers des pièces portant sur des épisodes non conformes au canon occidental. Fondées sur des enquêtes, ses recherches donnent lieu à des formes aussi diverses que des performances, des céramiques, des dessins, des vidéos qui viennent réactiver des signes, des gestes, des langues et des mémoires recouvertes – soit qu’elles aient été oubliées par les récits dominants, soit que les récits existants escamotent leur potentiel critique.

L’installation proposée à In extenso – Gramática de las ausencias/Grammaire des absences – s’articule autour de trois vidéos qui proposent différentes temporalités et mises en forme d’histoires minoritaires, toutes en relation avec le Mexique et avec l’histoire américaine au sens large.

Mobilisant les outils du film documentaire, elles portent sur trois moments décisifs de l’histoire moderne et contemporaine, à partir de territoires spécifiques : la lutte pour l’autonomie du peuple de Cherán (État du Michoacán, Mexique) en 2011, où Martínez est allé filmer des protagonistes de ce mouvement ainsi que des rituels Purépechas (ethnie dont le territoire est situé, depuis l’époque préhispanique, dans l’État de Michoacán) témoignant de la vivacité des traditions préhispaniques se mêlant aujourd’hui aux luttes, aussi bien contre les militaires et contre les cartels de la drogue. Les années 1970, abordées à travers le travail d’un collectif d’artistes – le Taller de Investigación Plástica (atelier de recherches plastiques) – acteur de premier plan pour la reconnaissance des cultures indigènes et partie prenante de ce qui est connu dans l’histoire de l’art comme le « mouvement des groupes », dont Martínez s’est approprié les archives ici utilisées comme support textuel d’une vidéo. Le seizième siècle, abordé à travers l’histoire des expéditions des colons entre l’Europe et les territoires américains tout juste colonisés, indissociable de celle de la Traite, renvoyant aux enjeux politiques et épistémologiques d’une histoire de la mer ouvrant à des histoires « dé-continentales1 », des seuils et des connexions.

Les vidéos seront placées en dialogue avec une série de céramiques qui reprennent des dessins du couple d’anthropologues Guy et Claude Stresser-Péan (spécialistes de la région de la Huastèque de Michoacán), ainsi qu’avec une peinture murale servant de diagramme, et de présentation, à l’installation.



(1) Françoise Vergès, « Afriques océaniques, Afriques liquides » in Alain Mabanckou, Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui, Paris, Seuil, 2017.
 


Entretien entre Annabela Tournon et Noé Martínez
 

Annabela Tournon : Noé, je souhaiterais commencer cette conversation en t’interrogeant sur le titre de cette exposition. Tu as souvent évoqué la métaphore de la vue à partir des pensées zapatistes. Dans un texte récemment écrit tu cites1  : “Pensamos entonces que podíamos explicar mejor lo que veíamos afuera si explicamos lo que vemos dentro2.” L’absence serait-elle seulement question de point de vue ? Qu’est-ce que recouvre pour toi le terme d’absence ?

Noé Martínez : L’absence, dans le contexte de cette exposition, fait référence à un concept emprunté à la sociologie des absences de Boaventura de Sousa Santos, qui parle d’enquêter sur les formes de non existence, ou sur les existences ignorées. L’installation à In Extenso présente une série d’expériences ignorées, et cherche à leur donner une existence publique et à réveiller ce qui serait la responsabilité de notre regard.

Je pense que les regards sont de l’ordre de la responsabilité, parce que selon moi, regarder ou voir sont des expériences qui te donnent du pouvoir ou en donnent aux autres.

La métaphore est un élément récurrent dans mon travail, il s’agit pour moi d’un outil esthétique qui peut permettre de concrétiser des expériences qui ne sont pas nommées dans le cadre d’un raisonnement de type logique ou la manière de penser imposée par l’Occident. Elles appartiennent à ce que le penseur Arturo Escobar appelle le « sentir-penser ». Dans ce sens, les deux métaphores que tu mentionnes – la vue et l’absence –, sont deux manières d’élargir le regard. Ce que je veux dire, c’est que le regard fait exister les choses de manière collective. Dans la société, mon regard peut faire disparaître des choses, ou le regard des autres peut générer mon existence. Cela fait partie du pouvoir émancipateur de l’art, cette capacité à faire exister des expériences dans une dimension collective.

Le regard est également une responsabilité qui nous incombe et que nous ignorons, nous, les hommes et les femmes contemporains. Ainsi nous faisons disparaître des expériences parce que nous ne croyons pas dans le pouvoir de notre regard. Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air, car regarder de manière consciente peut avoir des conséquences incalculables. Dans la métaphore zapatiste, regarder avec la même attention à l’intérieur et à l’extérieur (et si c’est possible, le faire en même temps) implique une recherche à la fois d’espace et de temps, autrement dit, si regarder dans la mémoire c’est comme regarder le présent, on instaure dans les récits historiques et géographiques une tension critique.

L’absence c’est aussi la possibilité de créer de la présence par le regard. Ces métaphores complexifient les relations, et je crois qu’elles permettent de redécouvrir le pouvoir des actes quotidiens comme celui de voir.

AT : Qu’est-ce que le mouvement pour l’autonomie de Cherán3 a signifié pour toi, pour ta position artistique?

NM : Cherán a eu du sens, d’abord, à un niveau affectif et personnel, plus que pour ma pratique artistique. Je n’ai jamais voulu idéaliser les mouvements sociaux ni créer une image purifiée de Cherán. Je le pense depuis l’affect, parce que cette expérience m’a permis de prendre en compte ma complexité et celle des phénomènes sociaux. Observer ce mouvement social depuis plusieurs années m’a permis de rompre avec plusieurs récits hérités, que j’avais acceptés mais que je n’avais pas choisis. Je pense à la manière dont on représente historiquement les luttes au Mexique. Dans la manière dont j’ai été éduqué, à travers l’école publique, l’histoire de la vie politique sont racontées de manière très simple, les héros et les méchants, le noir et le blanc; il est presque impossible de parvenir à raconter l’histoire du Mexique depuis une autre perspective, avec d’autres outils. Les contextes de l’époque, la pluralité de la population, les particularités géographiques ou la diversité des langues, tout comme les différents types de systèmes de production, sont des éléments qui n’apparaissent pas quand on parle de l’histoire au Mexique.

Je me suis approché des luttes purépechas, au moment où je cherchais des relations entre les archives du temps de la Colonie et les indigènes actuels. À ce moment-là, je m’intéressais à l’histoire de manière « classique ». Quand je suis tombé sur le document La Relación de Michoacán (un texte compilé par Fray Gerónimo de Alcalá, écrit en mobilisant les témoignages des survivants purépechas de la Conquête), qui raconte notamment l’origine mythique du peuple Purépecha de Michoacán, j’ai trouvé que les formes d’organisation avaient beaucoup à voir avec la manière dont s’organisaient les assemblées dans les quartiers de Cherán. Cette continuité m’a amené à faire une première visite, à l’invitation d’ami-e-s purépechas.

AT : Il me semble que t’interroger sur l’histoire du Taller de Investigación Plástica4 (TIP), sur lequel porte une des vidéos présentées dans l’exposition, et sur la manière dont tu t’y es intéressé, conduit à aborder la question de ton travail avec María Sosa, artiste qui est également ta compagne, nièce de l’artiste Jose Luis Soto du TIP. De quelles manières fonctionne le travail collectif pour vous ?

NM : La plupart du temps, le travail avec María ne se fait pas autour d’une pièce ou d’un projet spécifique, mais à travers une conversation permanente, c’est un dialogue intellectuel à travers lequel nos pratiques et nos intérêts respectifs, en tant qu’artistes, s’entrecroisent. María et moi sommes originaires du Michoacán, nous faisons partie d’une génération qui a pu voir comment le narcotrafic a transformé les subjectivités. Nous avons vécu de très près le premier attentat terroriste perpétré par l’Etat lui-même, en 20085, et comment l’hystérie et la paranoïa ont transformé la ville où nous avions grandi.

En nous installant à Mexico, nos centres d’intérêts ont changé parce que nous voulions nommer les expériences violentes qui étaient en train de survenir. Il s’agissait justement de transformer notre regard, de regarder vers l’intérieur et vers notre contexte. C’est ainsi qu’on s’est mis à regarder le TIP, Cherán et la manière dont la colonialité opérait, quand nous nous sommes rendus compte que la « Conquête » était un phénomène toujours vivant, et que ses réminiscences dans notre présent étaient nombreuses.

À la Esmeralda, l’école d’art où j’ai étudié, je lisais Michel Foucault, Deleuze, Walter Benjamin, Guattari, mais ces lectures ne m’indiquaient pas comment nommer ce que nous étions en train de vivre, et j’imagine que ce fut aussi le cas pour María. D’une certaine manière, nous avons entamé un processus de désapprentissage, et cela a radicalisé notre posture et notre positionnement dans l’art contemporain.

Je ne veux pas dire par là que nous voyons la production théorique ou artistique occidentale comme quelque chose de négatif, mais qu’à ce moment-là, nous avions besoin de distance. Au final, une partie de moi a été éduquée et cohabite avec le « Mexique imaginaire », de culture catholique, bien qu’une autre partie soit profondément ancrée dans le Mexique indigène6.

AT : Ton travail aborde l’histoire de la colonisation des Amériques de plusieurs manières, en évoquant les textes et les récits de la « Conquête », ou de l’époque coloniale, ou en s’intéressant à la résistance qui n’a jamais cessé depuis, par exemple dans la région de la Huastèque de Michoacán.

Comment articules-tu ta démarche au « réveil postcolonial7 » qu’on peut observer, aussi bien au Mexique qu’en France, notamment dans le champ de l’art ?

NM : Ce que je vois c’est qu’au Mexique l’art est un espace réservé à une certaine élite, dans un contexte raciste où on réfléchit à partir de ce qui intéresse les pays du centre. Ce que je veux dire, c’est que la grande majorité de la production artistique au Mexique est en dette vis-à-vis de l’art des Etats-Unis et de l’Europe. Dans les écoles d’art, le projet est clairement que l’art ressemble à celui de ces pays, et on parle des mêmes choses avec les mêmes références. Je me souviens qu’au moment où je finissais l’école, des élections fédérales avaient lieu, et que plusieurs camarades s’y intéressaient. Mais pour les professeurs, il était plus important de lire des choses sur mai 1968 en France ou sur les grèves des ouvriers italiens.

L’actualité de l’art au Mexique – je pense aux institutions, aux musées, aux écoles –, évite toute question sociale qui ait de la profondeur, pour faire un art de seconde zone qui voudrait être comme l’art des pays du centre. Ces dernières années, il y a eu l’apparence d’un changement institutionnel, que je perçois seulement comme un simulacre d’inclusion. Je ne crois pas que cela ait été positif pour gagner des espaces selon d’autres priorités. Travailler sur les thèmes que tu mentionnes est une nécessité, également d’ordre personnel. Les épisodes coloniaux sur lesquels je travaille sont liés de manière profonde à l’histoire de mes ancêtres, et ils me semblent pertinents par rapport à ce que nous vivons au présent. Dans le contexte de l’art, ils se transforment en une série de questions éthiques où il n’est question que d’éxotisation, de surinterprétation, d’indifférence historique, d’instrumentalisation institutionnelle des discours. 

AT : Ce matin nous parlions de la puissance des métaphores que permet la céramique, nous évoquions le diagramme tracé par les « boustrophédon » (cette manière d’aller et venir de l’écriture archaïque, et du sillon du boeuf laboureur, évoqué, entre autres, par le poète Philippe Beck). Est-ce que cela a un sens pour toi de parler de la poésie comme d’un art des « bouts », des seuils et des fragments ? Comment opèrent la poésie et la céramique dans ton travail ?

NM : J’ai découvert récemment la poétesse féministe Audre Lorde, et ce que tu dis m’évoque une phrase d’elle que je trouve très à propos. Pour elle, la poésie est une manière de distiller l’expérience en donnant un nom aux choses qui n’en ont pas, afin de pouvoir les penser. Cette définition pourrait fonctionner pour une grande partie de mon travail et en particulier pour la poésie que j’écris, qui est un art des fragments sans noms mais qui quand même peuvent être pensés. Pour moi, la céramique est une manière de rendre concrets ces fragments sans nom et sans signification, et qui, en gagnant de la matière, prennent une dimension phénoménologique plus directe. Leur signification est cette expérience, si je peux me permettre de m’approprier le concept d’Arturo Escobar, je dirais qu’il faut les sentir-penser, pour revenir à ce que je disais au début de cet entretien.

L’élaboration de la céramique devient un sentir-penser-faire car je crois que l’art constitue une métaphore de ce processus et devient alors une relation. Pour moi, le faire n’a pas seulement à voir avec le fait de fabriquer, mais avec celui de générer des relations avec les autres.


(1) Noé Martínez, “Qué pasa aquí y qué pasa allá”, In Grupo Mira. Una contrahistoria de los setenta en México (cat. expo.), Museo Amparo, Puebla, 2018.

(2) « Nous pensons que nous pourrions mieux expliquer ce que nous voyons de l’extérieur en expliquant ce que nous voyons à l’intérieur. »

(3) En 2011, les habitant-e-s de Cherán se sont organisés afin de chasser les narcotrafiquants et les policiers de leur ville, et sont parvenus à obtenir une autonomie politique en faisant valoir leur droit à se gouverner selon leur us et coutumes. Voir http://cqfd-journal.org/Cheran-la-lumineuse.

(4) L’« atelier de recherche plastique », groupe d’artistes de Morelia (Etat de Michoacán) actifs au Mexique à partir de la fin des années 1970 jusqu’aux années 1990, a fait partie de ce qu’on connaît dans l’histoire de l’art comme le « mouvement des groupes ». Les artistes José Luis Soto Isabel Estela Campos, José Luis Gutiérrez Peña, Crecencio Méndez, Camilo Aguilar, entre autres, en ont fait partie.

(5) Le 15 septembre 2008, dans le contexte de la lutte entre l’Etat et les cartels de la drogue, une bombe a explosé dans le centre historique de Morelia, capitale de l’Etat de Michoacán. Bien que les responsabilités n’aient pas été attribuées, l’Etat est suspecté d’avoir commis cet attentat, qui tua près de dix personnes.

(6) Ces catégories ont notamment été proposées dans les années 1980 par l’anthropologue Guillermo Bonfil Batalla, dans son livre Mexique profond. Une civilisation niée, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017 [1987].

(7) Pour faire écho à la manière dont le théoricien de l’art Juan Acha utilisait le terme de « despertar » dans les années 1970. Voir le catalogue d’exposition dirigé par Joaquín Barriendos, Juan Acha. Despertar revolucionario, México, MUAC Museo Universitario  Arte Contemporáneo, Folio 050, 2017.