Bug Eyes

Hilary Galbreaith

4 avril — 17 mai 2019


« De la rue, on pourrait imaginer l’espace abandonné, les fenêtres recouvertes de gros morceaux de bois. Sauf que par endroits, une touche de vie transparaît : un rideau de dentelle sale tiré sur des planches qui sillonnent le verre, un petit aperçu d’une lumière jaune… tout l’espace est imprégné d’une odeur étrange, d’un mélange de poussière et de gravier, d’herbes et de quelque chose qui rappelle la saveur synthétique des Haribos à la banane. »
Hilary Galbreaith

Ceux qui pénètrent ici connaissent déjà le pitch. Ils l’ont lu quelque part, peut-être qu’on leur a raconté, ils s’en souviennent vaguement comme on se souvient du scénario d’un film de genre. Toujours plus ou moins la même histoire qui se termine toujours plus ou moins de la même façon. Ça commence dans la ville de New New Orleans, prédestinée aux phénomènes de répétition et familière de circonstances paranormales.

L’existence de Sindee, une jeune laveuse de vitres, est ébranlée par un fléau qui touche une partie des citoyens : leurs corps se transforment en ceux d’immondes insectes. Dans une société avancée, cela a pour conséquence immédiate la mise en place de dispositifs spéciaux de réinsertion, auxquels ces minorités visqueuses en proie à la marginalisation sont affiliées d’office. La complexité des démarches administratives centralisées par The Bureau – du titre du premier chapitre de Bug Eyes disponible sous forme de fanzine – inspire à Sindee une profonde dépréciation personnelle, entraînant un dégoût de la vie, plus fort que son dégoût pour sa silhouette de punaise – à laquelle elle s’est habituée grâce à sa relation amoureuse avec une coccinelle… Dans les couloirs sans fin de the Bureau Sindee, rencontre le papillon à visage humain qui se présente comme un agent de la fonction publique dissident. C’est par lui qu’elle s’engage dans l’expérience micro- communautaire anarchiste en milieu rural qui promettait l’affranchissement du système et s’avère être un programme de téléréalité, comme en témoigne les premiers épisodes diffusés ici, dans ce qui ressemble à une salle d’attente (entre pôle-emploi et un cabinet de réflexologie plantaire) après l’apocalypse.

Là encore, les mécanismes psychiques sur lesquels repose la science-fiction burlesque d’Hilary Galbreaith pourront apparaître comme la réplique de dysfonctionnements dont nos comportement offrent au monde réel un spectacle ordinaire. Ainsi de l’enthousiasme des cobayes à accommoder leur quête d’un nouveau vivre ensemble aux règles d’une compétition télévisée, ou du charisme de ce présentateur en figure de demi-dieu sadique. La crédibilité des épreuves, telles que la meilleure infusion médicinale hand-made ou la séance de yoga dynamique sous forme d’entraiment militaire, dénotent un sérieux sens de l’observation, comme il en va du fair-play des candidats humiliés : « Je dois le dire, this was an interesting experience ». Car n’y a-t-il rien de plus effroyable qu’un happy ending, à l’heure où même le corps humain admet son obsolescence ? Aussi, les marionnettes et les fleurs, les formes douillettes, les couleurs inoffensives, les textures rassurantes, les odeurs sucrées, les musiques psyché ou d’ascenseur, sont pour Hilary Galbreaith les ressorts du comique autant que de l’horreur. On l’aura compris : comme des corps et de la langue, on assiste ici à l’hybridation de tout, des humeurs, des genres et des modes narratifs, où une phobie administrative donne lieu à une BD de science- fiction, dont découle un puppet-reality-show…

En attendant que s’engagent les mutations nécessaires à la survie de l’espèce humaine, l’artiste tire les leçons d’un cinéma d’épouvante teinté de critique sociale où le diable s’infiltre de préférence dans une famille de classe moyenne et les macchabés surgissent dans des boudoirs néo-rococo. Notons à ce titre que la sensualité diffuse dans les installations d’Hilary Galbreaith, parmi d’autres affects, est amenée par les moyens du pastiche ou du revival (de l’enfance ou d’une vague période hippie), qui permettent d’affirmer des gestes artistiques sur le mode de l’appropriation tout en pointant des symptômes de décadence. C’est dans cette ambigüité suave que se présentent les diffuseurs de parfums customisés ou les coussins en patchwork figurant des bananes dépressives (tels des personnages de comédie déclassés) qui « ambiancent » l’espace d’exposition. Comme toutes les autres œuvres d’ailleurs, ils en disent plus qu’ils n’y paraissent sur la parabole de Sindee, en renvoyant à un mode de production relatif à un état double de crise et d’émancipation.

Cette manière de travailler – qui est le propre d’autres artistes au-delà de New New Orleans – est radicalement autonome (à l’exception des musiques planantes de Christophe Scarpa et David Donovan), dans la fabrication DIY, jusque dans l’apprentissage des savoirs faire sur des chaînes youtube, dans la diffusion même des production (de l’édition au post instagram), l’usage de matériaux récupérés, de données open-source, assemblés énergiquement, tricotés jusqu’à point d’heure, la veille d’un rendez-vous à the CAF.

Julie Portier avril 2019

Dans la salle de projection, « Stoic & Stout » (2016), une vidéo de l’artiste allemand Paul Barsch montre plusieurs limaces léopard rampant sur une lampe à plasma. L’œuvre fait allusion à l’esthétique sombre des films de science fiction de Hans Ruedi Giger et traduit la perception humaine des limaces comme de terribles aliens énergétiques souvent exterminés par les jardiniers.


Née en 1989 en Floride, Etats-Unis, Hilary Galbreaith vit et travail à Rennes. Elle est diplômée de L’école supérieure d’art Annecy Alps en 2017. Son travail a été présenté dans des expositions collectives comme 40mcube’s HubHug Sculpture Project (Liffré), Rennes Art Weekend (Rennes), Cellar Door (Arondit, Paris), Postpop (Galerie Art et Essai, Rennes), et HOPE (newscenario.net). Elle était nommée pour le prix Science Po pour l’art contemporain 2019. Son travail présent avec des fictions d’une humeur noire et carnavalesque le corps du XX1e siècle et la manière dont il habite avec les ambivalences et les contradictions des technologies qui le rendent cyborg.